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Channel: fr.hypotheses » accent d’intensité
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Tenete a casa le bambine !

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“Gardez vos filles à la maison” : ce slogan, vu lors d’une manifestation contre Berlusconi, fait directement référence aux pratiques de César et à ce qu’en disaient ses légionnaires lors de son triomphe sur les Gaules.

Suétone, Vie de César (49-51) :

Gallico denique triumpho milites eius
Enfin, le jour où il célébra son triomphe sur les Gaules, ses soldats
inter cetera carmina, qualia currum prosequentes ioculariter canunt,
entre autres vers, comme ceux qu’ils prononcent en se moquant quand ils suivent en cortège le char,
etiam illud vulgatissimum pronuntiaverunt
dirent même celui-ci qui est très connu (…)

(suit une moquerie des conquêtes masculines de César)

Ne provincialibus quidem matrimoniis abstinuisse
Il ne se tenait même pas à l’écart des femmes mariées de [ses] provinces
vel hoc disticho apparet iactato aeque a militibus per Gallicum triumphum :
comme on le voit dans ces deux vers lancés également par ses soldats lors du triomphe sur les Gaules

Urbani, servate uxores: moechum calvom adducimus ;
Citoyens, cachez vos femmes, nous amenons le dragueur chauve
Aurum in Gallia effutuisti, hic sumpsisti mutuum
L’or que tu as emprunté ici, en Gaule tu l’as plus que foutu en femmes.  

L’idéologie d’une pratique

Lors d’un triomphe donc, les soldats abreuvaient leur général de moqueries. D’où vient donc que les romains, si respectueux du décorum d’une cérémonie qui doit mettre un militaire à l’honneur, tolèrent en même temps qu’on se moque de lui de la manière la plus grossière. On se souvient également que l’esclave qui tient la couronne de laurier au-dessus de la tête du triomphateur l’incite à la prudence (cave ne cadas : prends garde de ne pas tomber)  ou lui rappelle sa condition mortelle (memento mori : souviens-toi que tu dois mourir). Plutôt que d’y voir un rappel stoïcien de la vanité de ce monde, il me semble que de telles pratiques s’inscrivent dans l’idéologie antimonarchique, permanente depuis que L. Junius Brutus avait chassé les rois. Tout triomphateur peut avoir envie de devenir monarque et ce fut particulièrement le cas pour César à qui le diadème fut proposé en 44 par Antoine et qu’il refusa par trois fois. Que voulait-il vraiment ? Un nouveau Brutus régla la question aux ides de mars [1].

Un élément qui va en faveur de cette thèse de l’idéologie antimonarchique des carmina triumphalia, puisqu’on désigne les vers des légionnaires sous ce titre, c’est que sous l’Empire, où l’idéologie antimonarchique n’existe plus, un autre chant de soldat nous est cité dans l‘Histoire Auguste à propos d’Aurélien (chap. 6) et que ce sont les exploits d’Aurélien lui-même pendant la guerre des Sarmates qui vont maintenant être mis en avant :

mille mille mille decollavimus
mille et mille et mille nous en avons tués
unus homo mille decollavimus
avec un seul homme nous en avons tué mille
mille vivat qui mille occidit
qu’il vive mille ans celui qui en a tué mille
tantum vini habet nemo quantum fudit sanguinis
personne n’a tant de vin qu’il répandit de sang

Les vers des soldats

 Suétone, pour parler des moqueries des légionnaires de César, emploie les mots de carmen, de distichus que l’on emploie habituellement pour parler de poésie classique. Est-ce le cas ? D’autres hypothèses sont-elles envisageables : chants de marche ?  Slogans scandés alternés ?

Si l’on suit William Beare qui a étudié ces textes [2], on arrive à la conclusion qu’ils relevaient de la scansion poétique classique même si les règles étaient quelques fois mal appliquées. Examinons la scansion qu’il en donne : il s’agit d’un trochaïque septénaire, c’est à dire qu’il est composé de 8 trochées (une longue qui porte l’accent et une brève), le dernier pied n’ayant qu’une seule syllabe et la césure se faisant après le 4e pied.

On n’a pas d’équivalent français de la poésie latine puisque le vers français est basé sur le nombre de syllabes. L’anglais lui,  permet des équivalences avec cette réserve que l’accent en anglais est d’intensité alors qu’en latin il est musical, correspondant à une élévation de la hauteur d’émission de la voyelle accentuée [3]. Par exemple dans Shakespeare [4] : Sigh no more, ladies peut être scandé en un dactyle (une longue, deux brèves) “sigh no more” (l’accent d’intensité est noté en gras) et un trochée “ladies”. Le vers de Richard III a horse, a horse, my kingdom for a horse peut être scandé comme une succession de 5 iambes (une brève, une longue) : a horse | a horse | my king | dom for | a horse. To be or not to be d’Othello est également une suite de 3 iambes : to be | or not | to be.

Scandons le texte de Suétone Urbani, servate uxores: moechum calvom adducimus en 8 trochées, sauf le dernier. Le gras marque ici l’accent musical et non plus d’intensité :

urba | ni ser |vat (e) u | xores || moechum | calv(om) ad | duci | mus

Comme le dit Beare (p.16), cela  pourrait aussi fonctionner comme chant de marche et l’on peut entendre le pas lourd des soldats tombant sur les syllabes impaires. Imaginons cependant une autre solution : en effet, chanter un chant de marche suppose qu’au moins l’air soit connu puisque les paroles ont été créées pour l’occasion. Plutôt que de faire faire l’effort d’utiliser un air connu avec des paroles différentes de l’originel (ce qui se faisait), on peut simplifier le problème en supposant qu’il n’y a pas d’air mais simplement un slogan scandé.  Nous connaissons cette situation aujourd’hui avec les slogans de défilés.

Examinons des slogans contemporains plus ou moins récents : un des plus connus est celui qui se résume, en employant la sténographie du langage morse, à ti ti ti ta ta, qui même simplement klaxonné indique Alrie fran çaise, les trois derniers accents étant plus marqués que le premier. D’une manière générale, les mots de deux syllabes sont accentués sur les deux : Vo tez Chi rac ; les mots de trois syllabes  sur les deux syllabes extrêmes : Votez Mit ter rand. Dans Libérez Henri Martin  où il esty fait mention de ce militant communiste de l’époque de la guerre d’Indochine, on arrive à  Lirez Hen ri Mar tin. Ce système d’accent existe aussi dans les comptines : pic et pic et cogram.

On peut donc imaginer les légionnaires de César scandant en chœurs alternés :

premier choeur :
ur
-ba-ni-ser-vat-u-xores
réponse du deuxième choeur :
moe-chum-calv-ad-du-ci-mus

***

Ce billet peut sembler de pure érudition, ce n’est pas le cas : il initie une nouvelle rubrique de billets Langue latine / langue française sur la question de l’accent en latin et sur le passage fort débattu de l’accent musical à l’accent d’intensité.

Actualité : on trouvera sur la page d’actualité, une demande d’aide concernant une question épigraphique.

Le prochain billet sera mis en ligne le 30 septembre

  1. Cf Paul M. Martin, Tuer César !, Editions Complexe, 1988
  2. William Beare, Latin Verse and European Song. A Study in Accent and Rhythm, London, Metheen & Co Ltd, 1957
  3. Michel Banniard, Du latin aux langues romanes, Armand Colin, 2011, coll. 128, p.40
  4. poème extrait de Much Ado about Nothing, Beaucoup de bruit pour rien

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